Par Annie Thébaud-Mony
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En ces premiers jours de 2015, les médias ont diffusé le message selon lequel le cancer serait essentiellement le fruit du hasard. Une aubaine pour les industriels de l’amiante, de la chimie, des pesticides, du nucléaire, du pétrole et j’en passe… Pour eux, sans aucun doute, cette « découverte scientifique » devrait clore toute controverse sur le rôle des risques industriels dans la survenue du cancer !
L’origine de cette pseudo-découverte est un article paru dans la prestigieuse revue Science, le 2 janvier, présentant les résultats d’une corrélation statistique particulière (Christian Tomasetti et Bert Vogelstein, « Variation in cancer risk among tissues can be explained by the number of stem cell divisions », www.sciencemag.org, 2 janvier).
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Partant de l’observation d’une différence de fréquence du nombre de cancers selon les organes (poumon, colon, cerveau, etc.) – à l’exclusion de ceux qui sont actuellement en augmentation vertigineuse (sein et prostate) –, Christian Tomasetti et Bert Vogelstein font l’hypothèse que ces variations s’expliqueraient par des modalités différentes de division cellulaire au sein de ces organes. Ils prennent en considération ce que les biologistes appellent les cellules souches, qui ont la capacité de s’autorenouveler, de se différencier en d’autres types cellulaires et de proliférer en culture. Ils établissent ensuite une corrélation statistique entre le nombre total de divisions cellulaires de ce type de cellule sur la durée moyenne de la vie dans la population américaine et le risque moyen de survenue du cancer de tel ou tel organe aux Etats-Unis. Statistiquement significative, la corrélation est alors interprétée comme validant l’hypothèse selon laquelle le cancer serait issu – pour l’essentiel – d’un sinistre loto cellulaire. La faute à « pas de chance » !
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Ce raisonnement simpliste fait penser à d’autres corrélations qui auraient pu fonder des hypothèses tout aussi fantaisistes. Pour alerter les étudiants de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) sur les risques d’interprétation hâtive en matière de statistiques, Joseph Klatzmann, ancien administrateur à l’Insee, ancien professeur d’économie rurale à l’Institut national agronomique Paris-Grignon, directeur d’études à l’EHESS, citait fréquemment l’exemple suivant (Joseph Klatzmann Attention Statistiques ! Comment en déjouer les pièges. La Découverte, 1985, dernière réédition, 1996) : entre les années 1950 et 1990, la courbe de croissance d’utilisation des réfrigérateurs a été exactement parallèle à celle de l’épidémie de cancer. Serait-ce l’utilisation du réfrigérateur qui cause le cancer ? A l’évidence, une telle interprétation prêterait à sourire si elle ne reflétait pas ce que les auteurs de l’article de Science se sont permis de faire, à savoir extrapoler d’une corrélation à l’affirmation d’une causalité.
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Trois angles morts
Or, au moins trois angles morts de leur « démonstration » la discréditent totalement. Tout d’abord, ils omettent de faire référence dans leur modèle au fait que la cellule souche ne se transforme pas spontanément en cellule cancéreuse. Elle le fait sous l’effet de mutations qui elles-mêmes sont produites par des agents cancérogènes externes. On retrouve ici le rôle de l’amiante, des rayonnements ionisants, des fumées diesel, des pesticides et autres substances toxiques connues depuis longtemps pour leurs propriétés cancérogènes (sans parler de toutes celles dont la toxicité n’a pas été testée…).
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Le deuxième angle mort est ce qu’occulte le recours à une incidence globale du cancer dans la population générale, à savoir les inégalités face au cancer. Pour ce qui est de la situation française (qui n’est pas fondamentalement différente de celle de la population américaine), un ouvrier a dix fois plus de risque de mourir de cancer (et de façon précoce avant 65 ans) qu’un cadre supérieur. Sauf à considérer que les ouvriers ont des cellules souches tout à fait particulières – ce qui ressemblerait à une forme d’eugénisme –, force est de considérer, pour comprendre cette inégalité, la différence très significative d’exposition à des cancérogènes professionnels, mise en évidence par une enquête du ministère du travail. Selon l’enquête Sumer 2010 réalisée par la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques et la direction générale du travail-Inspection médicale du travail, les ouvriers sont dix fois plus exposés dans leur travail à des cancérogènes que les cadres supérieurs.
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Le troisième angle mort est la non-prise en compte par Christian Tomasetti et Bert Vogelstein des connaissances acquises de longue date sur les caractéristiques fondamentales du cancer, suite aux travaux de nombreuses disciplines scientifiques autres que l’épidémiologie. Cette maladie commence, certes, au cœur des cellules mais s’inscrit, pour chaque individu touché, à la croisée de deux histoires. L’une est celle des atteintes, simultanées et/ou répétées, provoquées par les agents toxiques (poussières, substances chimiques, rayonnements) au cours de multiples événements de la vie professionnelle, résidentielle, environnementale et comportementale ; l’autre est, face à ces agressions, celle des réactions de défense de l’organisme, elles-mêmes extrêmement variables selon les individus. Plus se multiplie la présence de molécules toxiques dans la vie quotidienne, et plus se multiplient aussi, non seulement les processus mutagènes ou cancérogènes propres à chacun d’eux, mais ce qu’on appelle la synergie entre eux et aussi la manière dont ces différents processus interfèrent eux-mêmes avec les mécanismes de défense de l’organisme.
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Ajoutons que l’étude ainsi publiée par la revue Science a été sponsorisée par des fondations privées dont la première est le fonds Virginia & D. K. Ludwig pour la recherche sur le cancer. Le fondateur en est Daniel Ludwig, un magnat américain du transport maritime qui fut le promoteur des supertankers, mais aussi de la déforestation en Amazonie brésilienne pour l’exploitation arboricole d’espèces de pins et eucalyptus à croissance rapide pour le marché mondial de la pâte à papier. Vendant cette exploitation à un consortium brésilien, Daniel Ludwig a investi le produit de cette vente dans le fonds qui porte son nom, soutenant ainsi la production de connaissances sur le cancer, utiles aux industriels mais fondamentalement nuisibles à la santé publique.
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Répercussion médiatique
Que la statistique appliquée au cancer s’inscrive, une fois de plus, dans cette mise en doute systématique des effets mortifères des risques industriels, que j’ai longuement décrite récemment, ne m’étonne malheureusement pas. En revanche, mon inquiétude est la répercussion médiatique d’un tel article et ses effets sur l’opinion publique, alors que l’épidémie de cancer a pris des proportions catastrophiques en France et dans le monde. Entre 1984 et 2012, le nombre annuel de nouveaux cas est passé, en France, de 150 000 à 355 000. Selon l’Organisation mondiale de la santé, pas moins de 15 millions de décès sont dus au cancer dans le monde chaque année soit presque un décès toutes les deux secondes. Et encore, ces chiffres sous-estiment grandement ce qui se passe dans les pays où une part importante de la population est privée d’accès à un quelconque diagnostic de cancer.
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Or le cancer est évitable, à condition d’éradiquer les cancérogènes en milieu de travail, dans l’environnement et la consommation. Pourtant, dans le champ de l’épidémiologie, des chercheurs s’obstinent à produire des modèles statistiques dénués de sens par rapport à la réalité dramatique du cancer. L’outil mathématique utilisé pour cette production de l’incertitude donne à la démarche l’apparence de la rigueur, de l’objectivité, pour tout dire de la science. Surtout, cela rend quasi impossible l’échange et la discussion entre, d’une part, les travailleurs et citoyens, victimes de cancers associés à l’exposition aux substances toxiques, et, d’autre part, les scientifiques qui jonglent avec les chiffres, abstraits et anonymes, de milliers de cas de cancers. Ainsi, des spécialistes servent la cause des industriels, en renforçant, par des travaux scientifiques publiés, l’incertitude concernant les liens entre toxiques et cancer.
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Avec l’extension de la chimie, du nucléaire, la prolifération des cultures OGM, la dissémination des nanoparticules, les risques de la téléphonie mobile et autres nouvelles technologies, sous couvert de « progrès », industriels et responsables politiques s’affranchissent chaque jour davantage de l’obligation première fondamentale du respect de la vie, avec la complicité des plus prestigieuses institutions scientifiques. L’article paru dans Science, le 2 janvier, en témoigne une fois encore.
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Annie Thébaud-Mony est sociologue, directrice de recherches honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, chercheuse associée au Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers professionnels (GISCOP 93) à l’université Paris XIII. Elle est l’auteure de Travailler peut nuire gravement à votre santé (La Découverte, « Poche », 2008) et de La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, La Découverte, Paris, 2014.
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Source: http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/07/non-le-cancer-n-est-pas-le-fruit-du-hasard_4550613_3232.html