Le ramadan qui s’est achevé le 21 avril aura eu son lot de polémiques dans le monde du football professionnel. Fallait-il par exemple accorder des pauses pour permettre aux joueurs pratiquants de s’hydrater ?
Dans un rappel à la règle aux arbitres, la Fédération française de football (FFF) a précisé que l’arrêt des matchs pour ce motif – qui n’a pas été explicitement demandé par les joueurs – n’était pas acceptable, en vertu de la neutralité du football et de la volonté de maintenir sport et religion à distance.
Ce courriel a par exemple suscité l’étonnement du défenseur international Lucas Digne qui indiquait dans une story Instagram :
« 2023 on peut arrêter un match 20 minutes pour des décisions mais pas 1 minute pour boire de l’eau. »
En Angleterre, où il évolue, un choix différent a été posé. Que les règles soient souples ou plus strictes, les joueurs choisissent parfois délibérément de botter le ballon en touche pour permettre aux musulmans pratiquants, souvent peu nombreux, de rompre leur jeûne sur le bord du terrain sans interrompre le jeu. Le gardien de la Tunisie a, lui, simulé un malaise en plein match pour cela.
Plus encore, récemment, l’entraîneur du FC Nantes a écarté un joueur qui observait le ramadan un jour de match, estimant avoir posé cette règle pour protéger à la fois sa santé et ses performances, et donc celles de l’équipe. En face, certains mettent en avant les performances exceptionnelles de joueurs comme Karim Benzema qui affirment pratiquer le jeûne. Ils seraient des exemples de l’absence d’effets négatifs sur le niveau de jeu, voire d’effets positifs.
Les accusations de racisme lancées contre Christophe Galtier, l’entraîneur du Paris Saint-Germain, l’an passé à Nice, par l’ancien directeur sportif azuréen Julien Fournier, s’y sont mêlées également. Ce cas montre à quel point la question de la gestion du fait religieux au travail est liée à celle de la liberté de culte mais surtout à la lutte contre les discriminations, ce qui rend le sujet très sensible.
Pour autant, du point de vue des chercheurs sur la gestion de l’expression religieuse au travail, ces différents cas relayés dans la presse demeurent en fait assez classiques.
Le fait religieux au travail : une régulation généralement apaisée
Le fait religieux au travail renvoie aux manifestations de la foi des personnes dans leur contexte professionnel. Il peut s’agir de prières sur le lieu de travail, de port d’un signe religieux ou encore de demandes d’aménagement horaires ou d’absence pour pratiquer. Certains éléments sont plus diffus car il n’est pas explicitement fait référence à leur caractère religieux, mais ils peuvent tout de même être identifiés comme tels par d’autres acteurs
Factuellement, le fait religieux au travail est en général peu conflictuel, et se règle le plus souvent avec l’intervention d’un management de proximité. Celui-ci peut s’appuyer sur une posture plus ou moins définie et mise en œuvre dans l’organisation. La gestion s’effectue souvent à l’échelle individuelle et ne vise pas à transgresser les règles en place dans les organisations. Seule une minorité de faits le font et reçoivent une réponse rapide et ferme de la hiérarchie.
Certaines entreprises posent ainsi le choix d’encadrer plus ou moins explicitement l’expression religieuse dans le contexte du travail sur la base de critères définis par le législateur et la jurisprudence (sécurité, hygiène, intérêt commercial, etc.). Elles peuvent, pour cela, utiliser le règlement intérieur ou des guides. Toutefois, en vertu du principe de laïcité, ce qui prévaut en dehors des missions de service public est bien la liberté de conscience, toujours accompagnée de la liberté de culte.
Du religieux dans le foot professionnel : rien de neuf !
Les manifestations de la foi des joueurs de football dans le contexte de leur travail ne sont pas des sujets neufs. Depuis de nombreuses années, y compris dans le Championnat de France, les équipes sont multiculturelles, pluriconfessionnelles, et tout simplement très diverses. Les questions d’identité ne sauraient rester à la porte de l’entreprise, même lorsqu’elle prend la forme d’un terrain d’herbe verte et que des milliers de personnes paient pour regarder ses salariés travailler.
Cela est d’autant plus vrai que les joueurs ont toutes les caractéristiques de ce que l’on appelle des « hauts performants », ou encore des « talents ». Cela leur donne un pouvoir de négociation assez fort et réduit les asymétries individu-organisation. De nombreux joueurs célèbrent ainsi leurs buts en faisant référence à leurs croyances, ou en louant directement le dieu qu’ils prient, par exemple en levant leurs index vers le ciel.
Certains joueurs ont aussi pour habitude de se prosterner après un but, individuellement ou collectivement, en signe d’adoration, comme l’attaquant star de Liverpool Mohamed Salah. Il existe même des médias sportifs qui créent des équipes types par religion. Il s’agit bien ici de fait religieux au travail.
Plus encore, certains footballeurs ont toujours indiqué que leur foi était une ressource pour la motivation et l’engagement. Le joueur français Olivier Giroud évoque fréquemment sa foi chrétienne évangélique comme un levier d’apaisement et de patience lorsque les résultats sportifs ne sont pas au rendez-vous. Il en a même fait un livre. On a enfin pu entendre parler de « dopage par la religion » dans le milieu du football.
Un phénomène pourtant complexe
Les polémiques qui ont traversé le monde du football ces derniers temps ne sont pas sans rappeler les questions que se posent les DRH pour les métiers où la fatigue physique et psychologique expose potentiellement les travailleurs dans l’exercice de leurs fonctions. Dans certains clubs, y compris en France, la gestion du ramadan se fait en lien avec le joueur, en adaptant le régime et les entraînements.
Différents cas d’études rappellent quelques éléments bien connus en gestion du fait religieux au travail. D’abord, qu’il est important de définir une règle, de la communiquer et de garantir son application, puis de l’assumer. Sans juger le contenu de la règle, la FFF a, à ce titre, fait un choix et est en mesure de le justifier, que l’on soit ou non en accord avec celui-ci.
Ensuite, la gestion des comportements religieux au travail pose la question de l’articulation entre les règles communes et les règles individuelles. Arrêter le jeu pour tous, par exemple, change les règles du jeu communes au profit d’une règle religieuse individuelle. Être tolérant sur le temps de remise en jeu après une sortie de balle pour que les joueurs qui le veulent puissent rompre leur jeûne et s’hydrater maintient la règle commune mais montre la volonté collective de comprendre les particularismes, de leur donner une place mais pas la priorité.
Exclure du groupe un salarié qui jeûne, même en l’affichant publiquement, peut paraître dissonant par rapport à d’autres équipes et contextes qui adaptent les pratiques des staffs techniques ou les plans alimentaires aux contraintes du joueur. Des exemptions de participation aux doubles entraînements ont pu être décrétées aussi. D’un côté, l’identité individuelle permet de s’affranchir d’une règle collective, de l’autre les conditions de travail s’y adaptent. Deux accommodements qui ne sont pas de même nature.
Dans le football, comme ailleurs, la gestion du fait religieux au travail et sa gestion, soulèvent des problématiques de maintien de l’équité entre toutes les personnes, qu’elles soient ou non croyantes ou pratiquantes, de gestion des irréversibilités que peuvent générer les accommodements plus ou moins raisonnables et plus globalement, de respect des croyances individuelles et de leur accompagnement tant que celles-ci ne contreviennent pas aux règles de fonctionnement collectif et à la finalité de l’organisation considérée.
Hugo Gaillard, Maître de conférences en Sciences de gestion, Le Mans Université et Lionel Honoré, Professeur des Universités, IAE de Brest, Université de Bretagne Occidentale, LEGO, IAE Brest
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.